Texte n°1 : avant propos
Tout en n’oubliant jamais les visages des femmes et des hommes qui croisèrent mon chemin, et qui aujourd’hui composent et se jouent de ma plume, Al baraka évoque mes pérégrinations de par le monde.
Ce premier carnet est une manière de répondre à l’horreur barbare du monde. Aux crimes, aux massacres, aux génocides, à ces enfants qu’on laisse crever sous les bombes, à ces familles de migrants qu’on contemple se noyer ; à la tristesse, à la pauvreté, à la misère, aux gens qui crient en silence dehors, dans la froideur et la puanteur des rues sales.
Il n’y a rien qui ressemble à de la résignation ou de la résilience dans ces textes. Ici, on ne parle que de résistance ; c’est le seul mot qui prime. Écrire, agir, résister. S’il y a bien quelques brins de tristesse qui jonchent ces écrits, rien n’enlèvera la colère poétique qui les anime.
Un jour m’est venue cette question : comment réveiller les cœurs de l’amnésie intéressée ? Je n’ai, à proprement parler, aucune réponse. Alors j’écris. Je tente de chercher dans ce conflit des signes et du blanc, une réponse aux malheurs qui ravagent notre monde.
J’essaye, texte par texte, de répondre à l’amour qui traverse et noue mes relations à l’altérité. J’essaye, syllabe par syllabe, de répondre à ce sentiment océanique d’humanité qui inonde mon être, dont je sens la chaleur dans le regard et la passion de celles et ceux que je rencontre.
Il semble vain de rappeler les atrocités de ce qui se passe à Gaza depuis un an. L’horreur barbare du monde — du peuple palestinien à tous les peuples opprimés de la terre — ne provoque aucun remous, notre monde ne se réveille pas, et ses ressorts vitaux ne semblent pas engagés. Nous sommes littéralement coupés du monde. Nous avons perdu cette colère radicale qui nous permettait de croire au monde ; qui nous insufflait une once de croyance ; un brin de rattachement ; un pétale d’amour. Nous vivons et stagnons dans le désert. La politique d’anéantissement de Netanyahu s’empare d’un joyau qui touche à notre monde. Quand des enfants meurent, ce n’est pas simplement notre corps qui se retrouve touché, non, c’est l’espérance des adultes qui est annihilée. Comment (re)commencer à vivre sans enfants pour donner vie au monde ? Des questions se posent.
Comment se fait-il que le cours de notre vie se continue paisiblement quand des familles sont détruites, réduites en cendres sous les gravats ?
Comment se fait-il que nous aimions servir à tel point que nous sommes devenus insensibles aux appels du désespoir ?
Comment se fait-il que nous jouissions en masse devant la mort, le massacre, la désolation ?
Il y a bien une réponse. Il y a une grande coupure entre nous et les autres. Le gouffre est gigantesque ; démesuré. Mais il faut bien partir de quelque part, poser une pierre, l’une après l’autre ; tendre la main, écrire un mot, traduire une parole, geste après geste. S’il faut partir du désert, partons du désert. Notre sensibilité est réduite à néant, gavée et vouée à la marchandise. Nos émotions se sont artificialisées, nous vivons dans un huit-clos totalisant, un cloître, une cité fermée, et avons totalement perdu cette sensibilité aux autres êtres vivants. Nous nous sommes habitués à ce confort permanent où rien ne serait à traduire ; dans notre cosmologie, tout doit être lisible et donné. Notre imaginaire est conditionné et régenté pour qu’aucune place ne soit laissée à l’altérité. Même nos rêves sont pauvres, notre imagination est molle, elle s’arrête et se satisfait du coin de la rue bétonnée. On manque d’utopie.
Pour résister, je persiste à croire que l’art est une passerelle essentielle pour tisser de nouveaux liens. Dans ce monde à la gueule défigurée, il faut réapprendre à voir ; entendre ; sentir ; toucher. À ce sujet, il n’y a rien de plus abstrait que l’idée d’un « art total », ou d’un « art pour l’art ». L’art n’est là que par souci de communication. L’art impose quelque chose à traduire, il tend à faire apprendre un style d’attention qui place notre conscience sur le qui-vive. Une attention au monde tout à fait nouvelle, irrévélée, faisant que tout autour de nous devienne inconnu, comme à questionner.
L’art — dans mon cas, la littérature, les textes —, est une possibilité de donner consistance à ce refus de ce qui est, donc par là, résister et commencer à s’imprégner de ce désir inconditionnel de liberté.
De l’autre côté du gouffre, il y a ces poétesses et ces poètes, ces croyantes et ces croyants, ces femmes et ces hommes qui, je le crois fermement, incarnent cette poétique de la résistance. Je les entends qu’ils chantent, je les vois qu’ils dansent, dessinent, sculptent, gravent, tissent, nouent, relient, parce qu’ils ont besoin de témoigner, de continuer à croire au monde.
Quant à Awwal Warda, ce deuxième carnet délivre quelques cris du cœur. Je ne savais plus comment aimer, alors j’aimais à me perdre dans le désert délirant du blanc de la page. Je cherche, dans ce corps-à-corps du vent et de la bouche, une vérité qui serpente, s’échappe, s’éclipse quand j’en suis trop proche.
La littérature, je la conçois, comme aux bords des mondes. À la fois proche du précipice de l’oubli, et intime aux zones d’interactions entre ces mondes.
Intituler mes premiers écrits en arabe est la manifestation d’une métamorphose. Je quitte ma langue, change de masque, passe aux aveux. Apprendre un nouvel alphabet bouleverse notre sensibilité. C’est fascinant, on découvre des lieux nouveaux ; voilà, que le monde se densifie. Il ne s’agit pas de couper les ponts d’une langue à l’autre, mais d’apprendre à aimer le rythme de la conscience allant d’un mode d’expression à un autre. Cela me convainc à penser qu’il n’y a pas de langue originaire, pas de patron langagier, mais uniquement des variations se définissant par rapport à d’autres variations. Chaque langue est la variante d’une autre, et réciproquement.
Je pratique l’écriture sans cesser d’exercer une technique de diffraction. Je morcelle des mots, fragmente des figures, diffracte des formes, jusqu’à ce que j’obtienne une modification de la direction du sens. Si j’écris, c’est pour aller au-delà du mot ordinaire. Il me faut chercher une ligne de fuite, creuser, m’épuiser à écrire sans fin, comme si la liberté était au loin.
Ces deux premières publications n’expriment que les prémices d’une fougue créatrice à venir. Ces deux mélanges sont des écrits de jeunesse, trop peu stylisés, mais qui traduisent un début, une tendance à vouloir faire corps avec le présent. Deux carnets composés de textes, deux mélanges de notes et de poèmes. En fait, c’est surtout une manière de me lancer, d’amorcer l’élan ; d’enfin, bifurquer vers l’inconnu.