détail, fresque Blacklines à Paris

pour un futur imprédictible

note de lecture #1

lundi 21 avril 2025

Sauvagerie, J. G. Ballard, Éditions Tristam, Auch, coll. « Souple Deluxe », 2023, p. 86.

« Dans une société totalement saine, la folie est la seule liberté » (p.70)

« Par où commencer ? » sont les quasi premiers mots du bouquin de Ballard (1930-2009). Effectivement, ce roman, à première vue expéditif (86 pages), illustre la fâcheuse tendance de la bourgeoisie à s’agglutiner et se nicher dans un trop bel endroit sécurisé. Ce type d’enclos sécuritaire, prenant la forme d’un « lotissement résidentiel de grand standing » situé « à l’ouest de Londres» et nommé Pangbourne Village, a été le lieu d’un « massacre (p. 5) » ; trente-deux habitants y trouvèrent la mort, et treize enfants disparurent. Malgré les caméras de surveillance montées sur les réverbères, les gardes contrôlant l’accès aux maisons, cet entre-soi de luxe s’est révélé défaillant. Quelque chose a dysfonctionné dans le dispositif sécuritaire ; mais, bon sang ! quoi ? Comment un assassin ou un groupe d’assassins a-t-il pu se dérober devant tant de contrôles ? Comment expliquer un tel massacre ? Pourquoi est-il intéressant de l’expliquer ?

Récapitulons. Après moultes difficultés à résoudre l’enquête, les enquêteurs font appel au docteur Richard Greville, psychiatre dont on suivra les réflexions en ayant accès à des extraits de son « journal médico-légal (p.5)».

Pangbourne Village : dans cette zone, tout est contrôlé au millimètre près. À commencer, par la population. Dans cet enclos résidentiel de riches, tout est fait pour que l’entre-soi soit hermétique :

« Sécurisés par leurs hauts murs et leurs caméras de surveillance, ces enclos résidentiels constituent en fait une chaîne de communautés fermées dont le système nerveux, suivant la M4, mène aux bureaux et cabinets de consultations, restaurants et cliniques privées du centre de Londres. Elles demeurent complètement séparées des communautés locales, à l’exception d’une classe inférieure réduite, mais soigneusement sélectionnée, de chauffeurs, de femmes de ménage et de jardiniers, chargée de maintenir les propriétés en parfait état. Les enfants restent entre eux dans de coûteuses écoles privées ou dans les clubs de sport luxueusement équipés construits danse les enceintes résidentielles. (p. 14) »

Tout est disposé de manière à éviter tout contact avec les mondes traversant l’Angleterre. Tout élément malsain est extériorisé, rendu faible, absent, inexistant ; tout est agencé de telle façon à préserver la sainteté et la santé de la bourgeoisie. De fait, il est sensé que le personnel domestique soit passé au crible, trié et sélectionné. La classe supérieure ne veut former qu’Une, elle se veut lisse comme l’autoroute M4, sans accroc, à l’image des terrains que les jardiniers sont chargés de tenir en « parfait état ». Cette volonté de totaliser les mécanismes de protection touche à son paroxysme dans la perspective autarcique visée par Pangbourne Village :

« Le seul trait distinctif de Pangbourne Village est d’avoir poussé ces tendances générales jusqu’à une autarcie quasi totale. Tout le lotissement résidentiel, soit une quinzaine d’hectares, est clôturé par un grillage doté d’alarmes électriques ; jusqu’à la tragédie, il était régulièrement surveillé par des équipes cynophiles munies de talkies-walkies. L’accès n’était autorisé que sur rendez-vous, les caméras de surveillance couvraient toutes les avenus et allées privées. (p. 14-15)»

Tout est organisé pour que ce huis-clos fonctionne de manière pérenne, parce que ce qui importe est— avant la reproduction entre « délinquants friqués (p. 31) » —, la défense de la société telle qu’ils la conçoivent.
On a peut-être là la seule définition, qui a toujours été, de société, c’est-à-dire un ensemble hiérarchique et inventorié de sujets, un circuit fermé se définissant à la fois par son penchant pour l’État, où chaque individu devient lui-même un État moléculaire, se surveillant et surveillant ses pairs, et à la fois par son intériorisation de la norme économique, où les individus, devenus sujets économiques, contrôleront leurs émotions, leurs sentiments, leurs penchants et mouvements ; tout est dans la retenue, la juste mesure ; le comportement comme la conscience doivent être sains.

Pour contenir les pulsions de la jeunesse, les familles tiennent un agenda complet. Chaque journée est pleine d’« une noria sans fin d’activités méritoires (p.69) », et les parents font en sorte de se tenir à leurs « programmes de loisirs surchargés (p.68)». Tout semble parfait, et le docteur Greville, en visitant pour la première fois les lieux du massacre en compagnie de sergent Payne, se demande : « Qui donc voudrait s’évader ? Il y a de l’espace ici, pour que l’imagination trouve sa respiration. De jeunes imaginations — je pense à ces enfants (p.29) ». Les enfants doivent être, ne peuvent être qu’ « heureux ». Payne conclura à propos de Pangbourne Village que « tout est très sensé… et très, très civilisé (p.30) ».

Cette réplique est révélatrice du dispositif-modèle que tente d’incarner ce village. Le maximum d’activités coïncide avec un maximum de contrôle. Tout a été ordonnancé pour que rien ne se passe : « À Pangbourne Village, le temps pouvait passer dans un sens ou dans l’autre. Les habitants avaient éliminé le passé et l’avenir. Malgré leur hyperactivité, ils existaient dans un monde civilisé et sans événements. (p. 53) »

Voilà « le monde zéro (p. 69) » dans lequel rentre le lecteur. Un monde homogène, uniformisé, mais où est arrivé un événement, un meurtre d’une folie presque sans nom. Pourtant, cette folie à un nom : la bienveillance. Chez Ballard, la bienveillance conduit à la sauvagerie vengeuse des gosses. Les mômes des riches n’en peuvent plus, étouffent, et la seule manière de s’en sortir est le meurtre de leurs propres parents : « Incapables [les enfants de Pangbourne] d’exprimer leurs émotions ou de répondre à celles des gens qui les entouraient, suffoquant sous un manteau d’éloges et d’encouragements, ils étaient à jamais pris au piège dans un univers parfait. Dans une société totalement saine, la folie est la seule liberté (p. 70) ».

Ce texte ne nous invite aucunement à l’empathie, ou à une sorte de pitié pour ces enfants. Le curseur ne se situe non plus à l’autre pôle (« détestons ces gosses »), mais plutôt sur une attitude de résistance face à l’utopie sécuritaire. Ce qu’on trouve dans ce texte, à travers les multiples dispositifs méta-littéraires — comme par la lecture du journal du psychiatre-enquêteur ou les multiples plans et séquences offerts par le suivi d’une vidéo ou une caméra de surveillance—, cible la répétition du Même. Il nous met en garde contre l’omniscience, le divertissement et l’aplanissement des conflits. Il nous invite à reconsidérer la place du hasard et la dimension imprévisible de l’action dans nos manières de lutter. Dans une perspective de lutte, cette pensée du hasard contre la certitude d’une vie bien tracée et comblée est une bouffée d’air frais.

Comment s’en sortir face au capitalisme si tous nos faits et gestes sont prévisibles ?
Faut-il conditionner son action à la connaissance exacte de son plan ? Ne faut-il pas mieux se laisser une marge d’imprévisibilité ?

Au début du livre, notre psychiatre avoue qu’il fait peur aux autorités, « ils me considéraient comme un dangereux électron libre (p. 7) », car il est un médecin à « la pensée oblique », étant « susceptible d’enchaîner les découvertes gênantes ». La trame narrative épouse la liste des preuves, au fur et à mesure le récit s’éclaircit pour aboutir sur l’hypothèse finale du narrateur consistant à pointer du doigt les treize enfants disparus comme les assassins.
Mais le véritable sujet de l’enquête est la lectrice ou le lecteur.
Ce récit invite à un art de la lecture oublié, un art qui doit s’écorcher face aux nombreuses hypothèses, peser le pour et le contre, refuser les énoncés tout faits ; rien n’est donné, tout est à construire.
Il ne suffit pas de dresser le portrait d’une utopie sécuritaire, cela n’a d’ailleurs aucune portée critique. Il est plus pertinent de le faire éprouver dans un tissu de procédés littéraires farouchement bien enchâssés — mises en abyme et listes. On croirait lire Si par une nuit d’hiver un voyageur de Calvino.
Lire implique une expérience, celle d’une lecture oblique, où chaque élément est tenu à distance, soupesé, rejeté ou accepté. Lire implique un agir critique, une résistance à l’énoncé. Lire implique une plongée dans le conflit humain.


Alors qu’il se dit qu’il ne reste « guère de place pour une seule hypothèse nouvelle (p. 5) », le docteur Greville a l’audace de se coller à cette enquête. Il croit en la possibilité d’un autre discours.


À notre tour, ayons l’audace de relever ce défi, d’être des lecteurs et lectrices imprévisibles, d’être ces formes de vie qui agissent et vivent pour l’imprédictible.


Alors, souvenons-nous : faisons tout pour que le futur ne se fige pas en un atone Golem.