
les ailes de l'antifascisme
note de lecture #3
jeudi 15 mai 2025
Alberto Toscano, Fascisme tardif, Généalogie des extrêmes droites contemporaines, Éditions la Tempête, Paris, 2025, 230 p.
« Qui ne veut pas entendre parler d’anticapitalisme devrait aussi se taire sur l’antifascisme. Celui-ci ne peut pas se résumer à résister au pire, mais sera au contraire toujours inséparable de la construction collective de formes de vie à même de défaire les visions mortifères à base d’identité, de hiérarchie et de domination que la crise du capitalisme vomit à intervalles réguliers. » (p. 227)
Voilà une citation qui ne lésine pas sur les termes ; les mots sont vifs, les choses sont dites : le capital est indissociable du fascisme, mieux, ils se servent l’un et l’autre, sont bras dessus, bras dessous.
Difficile de dresser une note synthétisant le riche et complexe propos d’Alberto Toscano. Cela tombe bien, je ne souhaite aucunement synthétiser sa pensée, mais me concentrer sur une piste d’analyse et partir vers d’autres perspectives théoriques — cette note sera très courte.
Cet essai fait le parti-pris d’une contre-histoire du fascisme. A. Toscano déplace les réflexions sur le fascisme en partant des fascismes qui précédèrent et rendirent possibles les régimes fascistes intraeuropéens— pour les plus célèbres, de l’Italie de Mussolini à l’Allemagne nazie d’Hitler. Ces fascismes, retenez bien le pluriel, sont ceux inhérents à la colonisation, aux crimes raciaux et à l’appareil carcéral. Cette idée déboulonne un nombre considérable d’idées préconçues. En opérant une contre-plongée, en se saisissant d’un nouvel axe de prise de vue, du bas vers le haut, l’auteur met en lumière des auteur.e.s (Angela Davis, George Jackson…) qui depuis des décennies tentent de penser le fascisme, pour reprendre les mots de Sartre, « du point de vue de la violence supportée » (Jean-Paul Sartre, Plaidoyer pour les intellectuels, 1972, p. 62, cité par A. Toscano dans Fascisme tardif, p. 65), à l’encontre de celles et ceux qui pensent du et pour le haut tout court.
Par cet essai, on met le doigt sur un gros problème de méthode qui freine le débat antifasciste et les possibilités matérielles de s’en sortir. Cette méthodologie canonique du débat théorique sur le fascisme pense en termes occidentaux ; notre vision s’en trouve alors, extrêmement réduite, mais conforme aux cadres de la pensée raciale dominante.
Pourtant, « la longue histoire de la pensée radicale noire sur la question du fascisme et de la résistance antifasciste […] pourrait aider à faire sortir le débat sur le fascisme du point mort » de certains raisonnements, et « fournir des ressources pour affronter l’interrègne explosif dans lequel nous vivons. » (p. 60) En fait, il n’est pas question d’effacer du débat les régimes fascistes occidentaux, mais de déplacer notre attention vers d’autres fascismes qui rendirent et rendent possibles des politiques ethnonationalistes :
« Bien avant que la violence nazie ne soit considérée comme au-delà de toute comparaison, des intellectuels radicaux noirs ont cherché à étendre la vision historique et politique de la gauche antifasciste en montrant que ce qui pouvait être perçu depuis un point de vue européen ou blanc comme une forme radicalement nouvelle d’idéologie et de violence se plaçait en réalité dans un continuum avec l’histoire de la spoliation coloniale et de l’esclavage racial. » (p. 60-61)
À ce titre, George Padmore, bien éclairé, écrivait en 1936 que le racisme colonial était « le terreau pour le type de mentalité fasciste qui se répand eu Europe aujourd’hui » (p. 61). Un autre auteur guyanais, Walter Rodney, évoquait le « potentiel fasciste du colonialisme » (ibid).
L’objectif est d’opérer un décentrement théorique : « L’idée anticoloniale selon laquelle la perspective des victimes de la violence raciale permet de démentir le caractère exceptionnel du fascisme intraeuropéen était également partagée par certains intellectuels africains-américains. Le poète Langston Hughes déclara au Congrès international des écrivains antifascistes de 1937 à Paris : “Nous, les Noirs d’Amérique, n’avons pas besoin qu’on nous dise ce qu’est le fascisme en action. Nous le savons. Ses théories de suprématie nordique et de répression économique sont depuis longtemps des réalités pour nous” » (p. 62)
Tout ce travail sur un corpus critique novateur afin de nous pousser à « assumer pleinement l’expérience différentielle, située, des réalités politiques autoritaires » (p. 88). Ce choix sur notre point de vue semble essentiel pour comprendre les linéaments du fascisme historique, d’où l’intérêt de perpétuer cette tradition critique antifasciste : « L’appropriation créative des traditions antifascistes et anti-autoritaires aujourd’hui nécessite de se conformer au fait que la domination n’est pas vécue de manière homogène précisément parce qu’elle n’est pas exercée de manière homogène. C’est aussi depuis ce contexte que nous devrions œuvrer politiquement à repenser nos liens. » (p. 88-89)
D’où l’intérêt pour nos recherches littéraires de travailler à l’élaboration stratégique d’une poétique d’en bas. Chercher à conjuguer antifascisme et poétique, voire à conjurer la littérature par une théorie critique du fascisme. Le présent essai ouvre de nombreuses perspectives pour repenser notre résistance créative et collective.