street art, Londres

Kuno ou le refus de l'uniformisation

note de lecture #4

mercredi 21 mai 2025

E. M. Forster, La Machine s’arrête (1909), Paris, L’Échappée, coll. « Le Pas de côté », 2020, 109 p.

« Partout dans le monde, les gens étaient presque exactement les mêmes » (p. 39)

Imaginez, un monde technicisé et industrialisé à son paroxysme. Imaginez, un monde anémié, asséché, évidé, dans lequel les relations sociales sont nécrosées, réduites à néant, où chacun vit dans une « petite chambre de forme hexagonale comme une alvéole d’abeille » (p. 15). Imaginez, un monde où, sans vous déplacer, vous connaîtriez « plusieurs milliers de personnes » (p. 16), un monde où l’uniformisation a triomphé — Paris comme Tokyo, Brasilia comme Londres, toutes ces villes seraient « parfaitement identique[s] » (p. 45). Imaginez, un monde à l’atmosphère dévastée où il n’est plus possible de vivre à la surface de la terre. C’est (presque) l’histoire de la courte nouvelle intitulée La Machine s’arrête écrite par E. M. Forster, et publiée pour la première en 1909. En voici une revue.

« Presque » l’histoire, car ce livre nous invite au doute, au questionnement, à une autre manière de lire. Un des protagonistes, Kuno, incarnera ce refus, cette tentative désespérée de se frayer son propre chemin devant l’immensité de la Machine.

Cette nouvelle littéraire s’inspire des tendances de la société de son époque pour imaginer un futur dystopique à plus d’un égard : un monde homogénéisé et uniformisé, une société technicisée de fond en comble, une machinerie numérique dont l’homme devient absolument dépendant, et une grande palette de services rendus par une merveilleuse industrialisation. L’accès au savoir étant illimité, les hommes passent une grande partie de leur temps à développer leur âme, à l’instar de cette mère, Vashi, qui en se réveillant « illumina » sa « chambre », « mangea et échangea des idées avec ses amis, écouta de la musique et assista à des conférences » (p. 27). Elle assiste, et anime aussi des conférences :

« Le système peu pratique des rassemblements publics avait depuis longtemps été abandonné ; ni Vashti ni ses auditeurs ne bougeraient de leur chambre. Assise dans son fauteuil elle parlait, pendant qu’eux dans leurs fauteuils l’entendaient, relativement bien, et la voyaient, relativement bien. Elle commença par un récit humoristique sur la musique de l’époque pré-mongole, puis décrivait la grande explosion de chansons qui avait suivi la conquête chinoise. Bien que les méthodes d’I-San-So et de l’école de Brisbane fussent lointaines et primitives, elle sentait pourtant (disait-elle) que les musiciens d’aujourd’hui pouvaient en tirer des enseignements : elles renfermaient de la fraîcheur, mais aussi et surtout des idées. Sa conférence, qui dura dix minutes, fut bien accueillie et, une fois terminée, elle et plusieurs de ses auditeurs assistèrent à une conférence sur la mer. Il y avait des idées à puiser de la mer. L’orateur avait revêtu un respirateur pour s’y rendre dernièrement. » (p. 24-25)

Un déferlement de savoir, d’idées, quel assouvissement intellectuel ! Vashi semble conquise, à tel point que selon son fils, Kuno, elle semble révérer la Machine. Kuno commence :

« – Je veux vous voir sans passer par la Machine, dit Kuno. Je veux vous parler sans passer par cette ennuyeuse Machine. / – Oh tais-toi ! dit sa mère vaguement choquée. Tu ne dois rien dire contre la Machine. / – Pourquoi pas ? / – Il ne faut pas. / – Vous parlez comme si un dieu avait créé la Machine ! s’écria Kuno. Je suis sûr que c’est elle que vous priez quand vous êtes malheureuse. Ce sont des hommes qui l’ont fabriquée, ne l’oubliez pas. De grands hommes, mais rien que des hommes. La Machine représente beaucoup, mais elle n’est pas tout. Je vois une chose qui vous ressemble dans cette plaque, mais je ne vous vois pas. J’entends une chose qui vous ressemble dans ce téléphone, mais je ne vous entends pas. C’est pourquoi je veux que vous veniez. Rendez moi visite, afin que nous puissions nous voir face à face, et parler des espoirs qui occupent mon esprit. » (p. 18-19)

Un reproche qui se confirme quelques pages plus loin : « À côté d’elle, sur la petite table de lecture, se trouvait un vestige de l’époque des paperasses : un livre. Il s’agissait du Livre de la Machine. Celui-ci comportait des instructions permettant de parer à toute éventualité. Si jamais elle avait chaud ou froid, si elle avait des problèmes digestifs ou si elle n’arrivait pas à trouver un mot, elle consultait le Livre, et il lui disait sur quel bouton appuyer. C’était le Comité central qui le publiait. Et conformément à une habitude de plus en plus fréquente, l’ouvrage était richement relié.
S’asseyant sur le lit, elle le prit avec révérence entre ses mains. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle dans la chambre lumineuse, comme pour s’assurer que personne ne l’observait. Puis, mi- honteuse mi-joyeuse, elle murmura : “Ô Machine ! Ô Machine ! en portant le volume à ses lèvres.” À trois reprises elle le baisa, à trois reprises elle inclina la tête, à trois reprises elle ressentit la béatitude du consentement. Son rituel accompli, elle se rendit à la page 1367, qui donnait les heures de départ des dirigeables volant de l’île située dans l’hémisphère Sud, sous laquelle elle vivait, à l’île située dans l’hémisphère Nord, sous laquelle son fils vivait. » (p. 25-26)

Bref, une vie isolée, pourtant remplie de sollicitations.

Tout vient aux hommes, alors qu’avant ils allaient aux choses : « Et Vashti avait évidemment étudié la civilisation juste antérieure à la sienne – cette civilisation qui s’était méprise sur les fonctions du système, et l’avait utilisé pour amener les gens aux choses, au lieu d’amener les choses aux gens. Quelle drôle d’époque c’était, quand les hommes partaient pour changer d’air plutôt que changer l’air de leur chambre ! » (p. 28)

Nos muscles prennent le chemin de l’entropie, nous devenons amorphes.

Comment tisser des liens sans la rencontre, sans le toucher, sans les sens, sans un rapport sensuel aux mondes qui nous entourent, nous traversent, nous constituent ?

Effectivement, « quelle drôle d’époque » où l’uniformisation et le conformisme ont triomphé : « À quoi bon se rendre à Pékin alors que ce serait exactement comme à Shrewsbury ? Pourquoi retourner à Shrewsbury alors que ce serait exactement comme à Pékin ? Les hommes déplaçaient rarement leur corps, toute l’agitation étant concentrée dans l’âme » (p. 31). Ici, il est nécessaire de rappeler l’effrayante perte de la diversité culturelle composant l’habitat terrestre. Le capitalisme détruit tout sur son passage. Il annihile toute possibilité d’expression, ou plus vicieusement, s’approprie tout élément culturel pour en faire un élément folklorique, ringard, désuet.

Notre monde perd de ses couleurs, nos paysages deviennent ternes, gris. Le monochrome nivelle la terre. Où sont passées nos couleurs ? Nos mondes disparaissent pour un monde unifié, globalisé, américanisé, standardisé.

Ce récit est frappant de son actualité, à tel point que certaines questions s’imposent. Il ne s’agit pas de vanter la vision de Forster. Il s’agit plutôt de se demander comment en sommes-nous arrivés là, précisément à ce point où lire la nouvelle en devient plus que troublant, gênant ?

Son fils, Kuno, habitant loin de sa mère mais dans une chambre identique, s’engage sur une autre voie, et par la même occasion, semble nous y inviter. Il évoque à sa mère son désir de voir le ciel étoilé depuis la terre ferme, de respirer l’air sans respirateur : « je veux revoir ces étoiles. […] Je veux les voir non pas depuis le dirigeable, mais depuis la surface de la Terre, comme le faisaient nos ancêtres il y a des milliers d’années. Je veux visiter la surface de la Terre. » (p. 21) Il souhaite, plus que de visiter la surface terrestre, se « fray[er] son propre chemin » (p. 47). Chose qu’il fait en défiant l’autorité de la Machine, en faisant « ce qui n’était pas prévu par la Machine » (p. 51), quand il se rend à l’air libre en cherchant « des conduits d’aération » (p. 51).

Kuno incarne le refus de ne pas être. Il cherche désespérément à s’évader, quitte à le payer de « sans-abrisme » — ce qui signifie être expulsé à l’extérieur de la Machine sans respirateur, et par le même coup, mourir.

Ce livre est bien plus puissant qu’une critique des mauvaises tendances de la société de son époque. Derrière la façade dystopique, se cache un autre texte bien plus subversif. Tout le long du texte sont disséminés des éléments fantômes, des éléments discursifs tissant un autre discours.

Durant son escapade, il dit avoir entendu « les esprits de ces ouvriers morts » et « toutes les générations qui avaient vécu à l’air libre », lui disant : « Tu vas y arriver, tu vas venir. » (p. 52). Puis, page 54, il écrit s’être senti encouragé, mais aussi, celui qui encourage et inspire les générations futures : « j’encourageais moi aussi ceux qui n’étaient pas encore nés. J’ai ressenti que l’humanité existait, et qu’elle existait sans atours. » (p. 54) Page 55, il convoque l’esprit des « ancêtres », de celles et ceux qui tracèrent le chemin avant lui, et qui aujourd’hui l’inspirent. Page 89, on retrouve « le silence qui est la voix de la Terre et des générations disparues ». Cette constellation imprègne le texte d’un sentiment ambivalent, et insiste sur le caractère toujours multiple des récits à visée utopique et dystopique.

Dans tout texte, il y a ce qui est évident, ce qui est donné, et ce qui reste à construire. Il y a ce qui est dit, et ce qu’il reste à lire, à voir, parce que lire est du regard, mais encore plus, de la sensation.

Lire implique une expérience, et ce livre transmet l’expérience d’une tradition, d’un continuum combatif. Interagir avec ce texte, c’est saisir les seuils par lesquels s’expriment la pluralité textuelle. 

Le premier mot du texte est l’impératif : « Imaginez » (p. 15). Comment imaginez sous la contrainte ? Je crois qu’il ne suffit pas d’imaginer ce qui est dit, mais qu’il est plus créateur de se lancer dans l’inconnu de ce qui n’est pas explicitement écrit.